"Mémorial" de Blaise Pascal

Texte trouvé cousu dans l'habit de Blaise Pascal après sa mort.

" L'an de grâce 1654, (à 31 ans).
Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr et autres au martyrologe,
Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres.
Depuis environ 10 heures et demie du soir jusques environ minuit et demi,
Feu.
«Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob» non des philosophes et des savants

Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.
Dieu de Jésus-Christ.
Deum meum et Deum vestrum (mon Dieu et votre Dieu)
«Ton Dieu sera mon Dieu»
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Il ne se trouve que parmi les voies enseignées dans l'Évangile.
Grandeur de l'âme humaine.
«Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu».
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m'en suis séparé:
Dereliquerunt me fontem aquae vivae. (Ils m'ont abandonné, moi, la source d'eau vive )
«Mon Dieu me quitterez-vous?»
Que je n'en sois pas séparé éternellement.
Cette est la vie éternelle, qu'ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.»
Jésus-Christ.
Jésus-Christ.
Je m'en suis séparé; je l'ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n'en sois jamais séparé.
Il ne se conserve que par les voies enseignés dans l'Évangile:
Renonciation totale et douce.
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Éternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre.
Non obliviscar sermones tuos (Que je n'oublie pas tes paroles), Amen."
Blaise Pascal

Le 23 novembre 1654, pendant deux heures, Pascal fut transporté par l'ardeur de sa méditation dans une sorte d'extase, où le coeur prit autant part que l'esprit, où il se sentit échauffé en même temps qu'il se voyait éclairé; ce fut alors qu'il se donna définitivement et entièrement à Dieu. Il ne voulut pas que le souvenir de ce «ravissement» le quittât; il essaya de le fixer en quelques phrases.

«Peu de jours après la mort de M. Pascal, dit le Père Guerrier, un domestique de la maison s'aperçut par hasard que dans la doublure du pourpoint de cet illustre défunt il y avait quelque chose qui paraissait plus épais que le reste, et ayant décousu cet endroit pour voir ce que c'était, il y trouva un petit parchemin plié et écrit de la main de M. Pascal, et dans ce parchemin, un papier écrit de la même main: l'un était une copie fidèle de l'autre. Ces deux pièces furent aussitôt mises entre les mains de Mme Périer qui les fit voir à plusieurs de ses amis particuliers. Tous convinrent qu'on ne pouvait douter que ce parchemin, écrit avec tant de soin et avec des caractères si remarquables, ne fût une espèce de mémorial qu'il gardait très soigneusement pour conserver le souvenir d'une chose qu'il voulait avoir toujours présente à ses yeux et à son esprit, puisque depuis huit ans, il prenait soin de le coudre et découdre à mesure qu'il changeait d'habits». Le parchemin est perdu; mais au commencement du manuscrit de la bibliothèque nationale se trouve le papier qui le reproduisait, écrit de la main de Pascal, et dont l'authenticité est attesté par un billet signé de l'abbé Périer, neveu de Pascal. En tête, une croix entourée de rayons.
- Léon Brunschvicg