UN AUTRE BON LARRON


L' auteur de la lettre qui suit n'a que trente et un ans. Il est incarcéré dans un de ces camps de travail asiatiques dont les communistes avaient le secret.

Ma chère, ma bien chère Maman,

Je n'ai jamais été un bon fils. J'ai attiré la honte sur toi et sur notre famille. J'espère que tu me pardonnes. Je suis sur le point de mourir.

Tu m'as donné une bonne éducation. Tu m'as nourri et tu m'as aimé. Et, en récompense, qu'ai-je fait?

J'ai écrit sur les murs des mots hostiles au gouvernement, ce qui m'a valu d'être condamné à la prison à perpétuité. La prison à vie alors que je n'avais que dix-huit ans. Tu m'avais élevé pour un meilleur destin. Pardonne-moi, je t'en prie. Maintenant, j'ai trente et un ans et je n'atteindrai pas l'âge de trente-trois ans, car j'ai un cancer des intestins et les gardiens ne voudront pas payer l'opération.

Au lieu d'être au fond de la mine, je surveille des caisses et des outils rouillés, dans une petite remise. Je vomis tout le temps. Je ne vois jamais personne, mais, au moins, je peux contempler le désert et le sable soufflé par le vent.

Pendant huit ans, je n'ai pas vu la lumière du jour. Du baraquement, je devais entrer directement par un tunnel dans la mine, pour y travailler. Une chambre, un corridor et une fosse : le monde se limitait pour moi à cet espace. Maintenant, le monde s'est élargi mais il va s'achever. Ma situation est sans espoir. J'ai réfléchi longtemps et pleuré amèrement sur les choses que je n'ai jamais faites et que je ne ferai jamais.

Je n'ai jamais embrassé une femme.

Je n'ai jamais rien eu de propre, même pas une brosse à dents.

Je n'ai jamais gagné d'argent, ni mangé un bon repas, ni fabriqué un cerf-volant pour un enfant émerveillé.

Mais, plus important encore : je ne t'ai jamais dit combien je me sentais redevable envers toi et combien je regrettais de t'avoir causé un tel chagrin.

Je suis arrivé à une double conclusion.

La première est que ce monde n'est pas le seul monde. Je n'arrive pas à croire que je sois venu au monde par le miracle de la naissance pour mener une telle vie, puis disparaître définitivement.

Je crois qu'il existe un autre monde où il y a une table à laquelle je pourrai m'asseoir, boire les meilleurs vins, manger à satiété, me lier d'amitié avec qui me plaît, parler sans crainte et ne pas avoir une sirène qui hurle chaque demi-heure.

Je crois également qu'il y a quelqu'un qui est assis à la tête de cette table.

Un jeune prisonnier m'a parlé de quelqu'un qui a dit: " Mon joug est aisé et mon fardeau est léger. " Je ne sais pas ce que cela signifie. Mais, tout ce que je peux dire, c'est que lorsque j'ai entendu ces mots, j'ai senti un soulagement et la conviction que ma mort n'était pas définitive et que ma vie n'avait pas été vaine. Maman, avant de mourir, laisse-moi t'adresser une demande : découvre qui a prononcé ces mots pour que je puisse m'asseoir à table avec lui dans l'autre monde."

Cette lettre est arrivée par des chemins détournés à HongKong cinq ans après avoir été écrite et trois ans après la mort de son auteur.