Histoire du vieux Wang

À l’époque du soulèvement des Boxers, une famille chrétienne fut massacrée par un homme du même village qui s’était mis à la tête d’une troupe de brigands. Seul le grand-père, le vieux Wang, avait été épargné. Le meurtrier avait fui, craignant, non sans raison, d’être lynché.
Après les cinq mois que dura la terreur, quand le calme fut rétabli dans la région, l’assassin fit demander au missionnaire, le père Lebbe, s’il lui était permis de rentrer au village.
Le père fit venir Wang chez lui. Il commença de lui parler de ses enfants et de ses petits-enfants. Puis, à brûle-pourpoint, il lui posa cette question: « Que ferais-tu si le meurtrier de ta femme, de tes fils, de tes filles, de tous tes petits-enfants devait revenir au village ? »
Wang se mit alors à trembler de tous ses membres, puis il répondit doucement :
« Je lui sauterais à la gorge, et je tâcherais de l’étrangler, oui, de l’étrangler. »
Le père reprit alors la conversation, sans le moindre espoir, car ce qu’il demandait était trop au-dessus des forces humaines. Il continua cependant de parler, comme sous le coup d’une mystérieuse inspiration :
« Tu es chrétien, Wang, ou bien tu ne l’es pas. Il est des moments clans la vie où il n’existe pas de chemin intermédiaire entre celui des plus hauts sommets et celui du péché. Tu ne peux pas lui sauter à la gorge. Tu dois lui pardonner. »
Je sais, continue le père Lebbe, que c’était fou ce que je lui demandais. Mais, dans la foi de mon cœur, j’invoquais le Saint-Esprit. Wang me regardait le regard affolé.
Et moi, je continuais de prier ; je ne disais plus rien. J’attendais.
Alors, brusque ment, dans un sanglot, Wang s’écria :
« C’est bien, mon père, oui, c’est bien qu’il revienne au village ! »
Un soir, tous les chrétiens du village étaient réunis, comme chaque soir, autour de moi. Wang était assis à mes côtés. Tout son corps tremblait. Les nerfs de chacun étaient tendus, et l’émotion était générale car, ce soir, le meurtrier de la famille Wang allait revenir et tous le savaient.
Soudain le cercle s’ouvre.
A la lueur des lanternes suspendues aux branches des arbres de la cour, je vois le meurtrier s’avancer. Il vient, la tête basse, et le pas lourd, comme chargé du poids écrasant des malédictions de toutes les victimes. Moment de tension atroce.
Il vient vers moi, et se jette à genoux au milieu d’un silence effrayant.
Ma gorge est serrée, mais mon cœur crie vers Notre-Seigneur.
Avec effort, je parviens à lui dire :
« Mon ami, tu constates la différence.
Ceux-ci sont des Chrétiens ; mais si c’était nous qui avions exterminé ta famille, et que tu reviennes en force vainqueur, disposant de la force, toi, que nous ferais-tu ? »
J’entendis un soupir profond, puis il se fit de nouveau un silence de mort.
Et alors, il y eut un geste simple. D’une déchirante beauté.
Le vieux Wang se leva et sortit du cercle. Il s’avança vers l’assassin toujours à genoux et tremblant de tous ses membres.
Et Wang se penche vers le bourreau de tous les siens, le relève, l’attire à lui, et l’embrasse sur les deux joues.
Le meurtrier est revenu chez moi, me demandant de l’instruire. Il voulait se faire chrétien. Et un jour il fut baptisé. Et ce fut Wang qui fut son parrain. C’est ainsi que le meurtrier de ses enfants devint l’unique fils du vieux Wang.